Marc Nicolas avait comme la plupart d’entre nous une vie officielle et un jardin secret. Sa vie officielle était dédiée au service de l’Etat par le prisme du cinéma. Tout au long de sa carrière au CNC, au ministère de la culture puis à la direction de la FEMIS, il a géré l’économie du cinéma, la politique de l’audiovisuel, sa pédagogie, et la transmission d’une mémoire vive à de nouvelles générations. Le cinéma était aussi sa passion ; il savait de quoi et surtout de qui il était question, car il était cinéphile et en connaissait un rayon en la matière ; il aimait ça et savait pourquoi certaines missions étaient prioritaires, encore plus prioritaires que d’autres.
Les divers postes qui ont jalonné sa carrière consumaient tout son temps (je me souviens de lui le dimanche après-midi, dans son salon, pas rasé, devant des dizaines de dossiers empilés sur sa table basse) et nul doute que s’il avait disposé́ de temps, il aurait écrit sur le cinéma, ou des scénarios en vue de les réaliser. Par la photographie, il a pu assouvir cette passion pour les images, car c’était un moyen immédiat, simple, de porter un regard sur les autres, la vie, la société. Chaque fois qu’il avait cinq minutes, qu’il était en déplacement ou en vacances, il s’adonnait à ce plaisir. Il avait aussi un goût presque fétichiste pour les appareils photos et leurs différents objectifs. Il avait toujours plusieurs appareils sur lui pour avoir sous la main ce qu’il lui fallait pour telle ou telle photo.
Il n’y a aucun lien visible entre la vie officielle de Marc et sa pratique de la photo. On est souvent étonné quand on découvre la pratique artistique de quelqu’un qu’on connait par ailleurs, car souvent cela ne correspond pas à l’image qu’on a de lui. La créativité d’une personne est un mystère qui reste insaisissable. Les photos de Marc étonneront certainement celles et ceux qui le connaissaient seulement sous son jour officiel.
Mais quand on connaît le goût du cinéma de Marc, on peut déceler un lien entre son regard, et des cinéastes et des photographes qu’il portait dans son coeur. Marc admirait, appréciait plusieurs centaines de cinéastes. Mais quelques-uns seulement influençaient sa conception de la vie et avaient contribué́ à former son point de vue sur le monde. J’en citerai deux : Howard Hawks et Michelangelo Antonioni. Ces deux cinéastes sont exactement aux antipodes l’un de l’autre, et j’imagine que si Antonioni était un extra-terrestre pour Hawks, Antonioni devait être peu sensible aux films de Hawks (Louise Brooks et Lauren Bacall sont les deux seules passerelles - forcément féminines - qui pouvaient atteindre Antonioni dans le cinéma de son aîné). Mais entre deux antipodes il y a toujours une planète ; cette planète, ici, c’était l’imaginaire de Marc, nourri de deux cinéastes aussi antinomiques.
Son affinité avec Hawks ne se retrouve en rien dans ses photos qui traitent d’abord de l’espace. Chez Hawks, l’espace est la simple résultante des interactions entre ses personnages, et peu d’air circule dans cette densité relationnelle. L’espace, le ciel, la nature ou l’architecture jouent un rôle minuscule chez lui. Il est un cinéaste de chambre. Son premier film avec John Wayne, « La Rivière Rouge », film épique et grand ouvert sur l’espace, est l’exception où il va braconner sur les terres de John Ford (1), cinéaste que Marc affectionnait aussi. L’influence de Hawks «se retrouvait surtout dans sa vie professionnelle et ses amitiés. Dans ces domaines, Marc faisait du Hawks avec tous et tout. Il sollicitait la compétence de chacun, qu’il considérait aussi bien pour son professionnalisme et son humanité, que dans ses limites et même ses failles. Il voulait former une équipe, non pas parfaite, mais efficace, complémentaire, pour atteindre un but commun au service d’une mission. Hawks en un mot.
Mais comme photographe, c’était Antonioni. L’espace, l’architecture, la nature, l’interaction des choses perçues à travers des cadrages au cordeau, mais des cadrages souvent décalés, décentrés, comme dans les photographies ironiques de Martin Parr. L’ironie était aussi parfois présente dans les photos de Marc, mais ce qu’il cherchait avant tout c’était, comme Antonioni, à produire une émotion ; pas une émotion « psychologique » mais une émotion purement spatiale, en explorant fouillant, révélant l’espace pour y déceler ce qui nous unit et nous sépare dans les lieux que nous traversons et qui nous traversent.
Et dans certaines photos, on sent une inquiétude spatiale qui, au delà d’Antonioni, évoque un autre de ses cinéastes de chevet, Jacques Tourneur. On retrouve dans ces photos la même interrogation métaphysique sur les choses quotidiennes qui nous entourent, interrogation teintée d’émerveillement et de terreur devant le mystère, l’opacité, l’indicibilité du monde.
C’est à cette part intime de la sensibilité de Marc Nicolas que nous convie cette exposition de ses photos.
Bonne exploration.
Stéphan Krezinski
(1)La Rivière Rouge est un film maniériste et une anecdote savoureuse le prouve. Après la sortie du film, à la cantine d’un studio d’Hollywood, Hawks, Ford et quelques autres déjeunent ensemble, Ford tout à coup s’adresse à lui en hurlant : « You, Son of the Bitch ! » et se tait. Hawks le regarde en continuant à manger. Fin de l’incident)