Quand mon père prenait des photos, tout prenait plus de temps.
Il fallait s’arrêter, ne plus bouger, attendre le nuage, vite-vite prendre. La conversation s’espaçait, on se déconcentrait. Il fallait ralentir le pas, puis l’accélérer.
Ce ballet nous l’avons fait des milliers de fois, souvent le week-end, quand la faim nous menait rue de Seine.
Sur son compte Flickr, dans la rubrique à propos, il y a une citation de Saul Bellow (Herzog) qui correspond à ce qu’il me disait de la photo : « Des intrusions inattendues de beauté. C’est ce qu’est vraiment la vie. »
Je retrouve là son penchant pour l’immédiateté, pensant qu’on ne pourra pas prendre deux fois la même photo, puisqu’on ne vivra jamais deux fois la même seconde.
Sur ce bateau, je l’imagine se promener pendant que nous devions être dans un coin à attendre que le temps passe. Il a dû se promener et profiter du décor figé, il a pris des photos pleines de soleil. Et d’un coup, il a dû voir cette femme dans cet entrebâillement. Elle s’est recoiffée de cette manière, sous cette lumière, une seule fois.
Elle représente pour moi tous ces films italiens qu’il me disait de voir. A la solitude d’une âme, dont on voit les pensées s’agiter, le tout sous un soleil méditerranéen. C’est le temps suspendu dans un décor pourtant en mouvement. C’est typiquement à ça que ressemble pour moi un film d’Antonioni.
J’ai probablement autant entendu ses « attends, voilà, ne bouge pas » quand il prenait une photo, que ses « il faut que tu voies L’Avventura ».
Alors, longtemps, pour l’agacer, j’ai utilisé un sac de l’exposition Antonioni de la Cinémathèque pour faire les courses. Il s’amusait que je puisse l’arborer fièrement sans savoir de quoi il s’agissait.
Aujourd’hui, ce sac, je ne l’ai plus, mais il me reste, comme un espoir, ces films que je n’ai pas vus.
Alice Nicolas