Autant que cinéphile, Marc était « photophile » – je ne suis pas sûr que le mot existe, mais il désigne le plus précisément l’amour et la science dont il témoignait vis-à-vis de cet art voisin, qu’il pratiquait en connoisseur, au sens de l’Encyclopédie : Connoisseur, en fait d’ouvrages de Peinture, ou autres qui ont le dessein pour base, renferme moins l’idée d’un goût décidé pour cet art, qu’un discernement certain pour en juger. L’on n’est jamais parfait connoisseur en Peinture, sans être peintre ; il s’en faut même beaucoup que tous les Peintres soient bons connoisseurs. Il y en a d’assez ignorans pour voir la nature comme ils la font, ou pour croire qu’il ne faut pas la rendre comme ils la voyent.
Marc envisageait d’ailleurs le cinéma largement en art photographique, ainsi qu’en attestait sa curiosité pour tous les aspects, même et surtout les plus techniques, de la prise de vue. La photographie accompagnait et même rythmait sa vie, au quotidien : tous les matins de la semaine, il prenait un instantané au débouché du tunnel des Tuileries, à l’angle de la rue de Rivoli. Rares étaient les samedis où il ne se rendait pas à la FNAC rue de Rennes pour évaluer les appareils, et échanger avec les vendeurs. Le dimanche, il visitait les expositions. Et, tout le temps, il classait les images qu’il avait prises, et les partageait sur son compte Flickr luxfecit, grand objet de sa fierté, redoublée pour peu qu’une de ses photographies y soit choisie pour une mise en avant, ou qu’un cinéaste qu’il admirait l’ajoute à ses favoris. Là, protégé par un pseudonyme, ses aspirations artistiques s’épanouissaient sans entrave ni faux-semblant.
Photophile, Marc avait une connaissance profonde de l’histoire de la photographie ; éclectiques, ses goûts saluaient, dans chaque style, dans chaque tendance, les créateurs les plus affirmés, les plus singuliers. Comme connoisseur, il pratiquait la photographie moins pour se prétendre des leurs que pour mieux les comprendre, c’est-à-dire les aimer. Extrêmement perméable aux paysages, sa sensibilité photographique était si exacerbée que, s’emparant d’un objectif, il devenait illico Luigi Ghirri en Italie, Stephen Shore aux États-Unis, Manuel Álvarez Bravo en Amérique Latine, ou les Becher en Allemagne ; il percevait chaque topographie à travers les regards des grands photographes qui, dans son imaginaire, les avaient dessinées à jamais.
En revoyant les images choisies par Alice pour cet hommage si nécessaire, naturellement les réminiscences m’étreignent – j’aurais pu choisir chacune d’entre elles, chacune évoquant un souvenir particulier, ou tel grand photographe à travers lequel Marc avait alors choisi de regarder le monde, et de le transmettre.
J’ai choisi cette photographie prise à Saint-Malo pendant les vacances de Noël 2011, car elle m’évoque un moment particulièrement heureux. Depuis deux ans en effet, j’avais repris la direction artistique du Salon de Montrouge, dédié chaque année à la découverte de nouveaux artistes. À cette période de l’année, je finalisais la présélection des dossiers que je présenterais ensuite au collège critique avec le concours duquel je déterminerais mon choix définitif.
Ainsi, je passais une bonne partie des vacances d’hiver à examiner des dossiers d’artistes émergents. Sur une table collée à la baie vitrée qui ouvrait sur la plage, Marc aimait beaucoup partager ce moment avec moi, et j’aimais beaucoup recueillir son jugement sur un art qu’il connaissait, en amateur cultivé, mais qu’il appréhendait en spécialiste des images, à partir de sa fréquentation intime du cinéma et de la photographie. Beaucoup des jeunes artistes qui se présentaient alors à notre sagacité étaient fraîchement émoulus des meilleures écoles d’art du pays. Rien ne nous amusait plus, Marc et moi, que de repérer dès les premières images du dossier dans quelle école un jeune artiste avait pu être formé ; École Nationale des beaux-arts de Paris, de Lyon, de Nice ou de Marseille, nous ne nous trompions que rarement, et à ce jeu Marc était je dois le dire redoutable. Bien sûr, s’il nous apparaissait qu’un diplômé n’était par trop prisonnier du style typique de son établissement, nous écartions son dossier d’emblée, privilégiant toujours les singuliers, les irréductibles, les inclassables, desquels nous débattions alors avec fougue, et gourmandise.
Marc a lui-même ainsi été, je crois, un grand directeur d’école. Jusqu’à l’épuisement, il mettait un point d’honneur à voir et à lire tout ce que les étudiants de la Fémis produisaient pendant leur scolarité, refusant de s’enfermer dans les aspects administratifs ou technocratiques de sa fonction pour ne jamais perdre de vue l’essence même de sa charge : permettre à de grandes individualités de devenir ces artistes, mais aussi ces techniciens, ou ces producteurs, qui ne demandaient qu’à éclore, pourvu qu’on les y encourage, et qu’on sache les accompagner.
Magnifiquement composée, cette photographie fait écho à une des images emblématiques de Luigi Ghirri, prise à Marina de Ravenna en 1972 dans l’éclairage d’un hiver dépeuplé, également découpée horizontalement en deux plans égaux, également composée par un jeu de géométries savantes, et d’oppositions de lumières, de textures et de couleurs d’où émerge une douceur typiquement balnéaire, cette langueur de l’attente, ce temps suspendu dans lequel, désormais, nous pensons chaque jour à Marc avec gratitude et émotion. Mais, depuis 2016, nos albums demeurent désespérément vides.
Stéphane Corréard