Cette photo prise sur un paquebot, est d’abord une hallucination. Quelqu’un a découpé́ la photo, y a fait un trou carré. Coup de folie ? Censure ? Qu’y avait-il de si gênant à l’endroit où ce trou blanc nous saute à la figure ? Quelle révélation terrible contenait cette photo dont les parties visibles semblent si paisibles ?
Mais non ce carré blanc au centre de la composition fait partie intégrante du paquebot. Il n’est plus un manque, mais un relief qui s’impose au regard comme une énigme. Quelle est la fonction de cette structure carrée sur ce paquebot ? Et quelle est son épaisseur ? Apparemment ce carré qui s’arrondit sur les bords a peu d’épaisseur, mais rien ne dit qu’il ne soit pas cubique ou triangulaire.
Peut-être privilégie-t-on l’hypothèse de sa faible épaisseur car il ressemble à un tableau. Sa fonction serait d’être une œuvre d’art, ou un happening : un « carré blanc » à la façon de ceux de Robert Ryman, poursuivant l’expérience de Malevitch et son « Carré blanc sur fond blanc ». Ici ce serait plutôt « Carré blanc sur fond hyperréaliste », une mise en abime picturale : le carré blanc semble flotter : sa base bleue se fond en trompe l’œil avec le bleu du sol. Et la partie haute à gauche semble un coloriage géométrique fait par un enfant appliqué. L’ensemble serait un collage pictural surréaliste, juxtaposant abstraction, hyperréalisme, art naïf. Vertigineux.
Mais non, il s’agit d’une simple photo qui saisit ce qu’il y a devant l’objectif. C’est juste le cadrage plein centre, choisi par Marc Nicolas, qui organise autour de ce carré blanc cette fantasmagorie interprétative.
Mais au-delà̀ de ces considérations, il se dégage de cette photo un mystère qui émane de la matérialité́ imposante de ce carré blanc qui rend presque abstraites, fantomatiques, les personnes, ou les fragments de personnes, sur le côté́. Plus on regarde cette photo, plus ce carré blanc prend du relief, semble prêt à sortir du cadre comme une excroissance incompréhensible du navire. Et plus sa blancheur s’impose, plus ce carré devient opaque, aussi incongru, imposant, intrigant que le monolithe noir apparaissant devant un groupe de singes médusés dans le film de Kubrick : « 2001 : l’Odyssée de l’Espace ». De manière plus débonnaire que le ténébreux monolithe, ce carré blanc nous interroge sur l’énigme de la vie. Qu’est-ce que ça veut dire tout ça ? Qu’est-ce qu’on fait là ? Ce carré blanc est un gigantesque point d’interrogation.
Stéphan Krezinski