Je ne sais pas pourquoi cette image résonne si fortement avec la mémoire vive que je conserve de Marc. Je ne tiens d’ailleurs pas à le savoir. Je sais seulement cette évidence, celle d’un vide, d’une béance, qui fait écho à son absence. Absence d’un ami, et absence de quelqu’un dont l’action manque amèrement aujourd’hui, aux confins de l’amour du cinéma et de la passion de l’action publique qu’il a si intensément habités.
Un grand nombre des images de Marc Nicolas, photographe qui donnait au mot « amateur » une très haute valeur, sont hantées par le vide, par la trace d’une présence défaite, ou d’une présence encore à advenir. J’ignore ce qui lui plaisait, à lui, dans cette photo en particulier, pourquoi il l’a prise, pourquoi il l’a choisie. Je ne veux ni parler à sa place, ni sur-interpréter une image dont la composition de formes et de couleurs se suffit parfaitement à elle-même. Seulement dire combien elle me semble vibrer doucement de ce rapport au monde que j’ai si souvent perçu chez lui, et qu’on nomme la mélancolie.
La mélancolie, conscience de la présence de la mort partout dans le vif, est le contraire de la nostalgie. Elle incite à agir, à avancer, à transformer, à décider, à partager, mais avec cette sensibilité aux vibrations, les plus funestes comme les plus joyeuses, qui font la vie même.
Plus je regarde cette photo, plus le mot qui s’impose est ouverture. Ouverture vers l’horizon, ouverture dans le dégradé de ces teintes éteintes où la matière vibre en sourdine, ouverture de cet angle que font le dossier et l’assise de ce banc public, usé de tant de présences invisibles. Des inconnus ont peut-être, là, guetté le rayon vert cher à Jules Vernes et à Eric Rohmer – et tout ce qui fait le prix incalculable de cette lumière-là.
Vert aussi, ce banc positionné de manière un peu absurde, trop près ou trop loin des dalles, et de guingois, couleur bizarre, incitation au jeu et l’imagination. Même l’ombre est un peu étrange, trop nette alors que la luminosité paraît réduite, voilée.
Mais non, il fait soleil dans cette image, le vert du siège et celui des herbes en témoignent également. Pourtant ce soleil est d’un éclat paradoxal, rendu mystérieux par le dégradé de gris et de beige du ciel, de la mer et du sol de cailloux cimentés. Sans probablement le savoir, ce jour-là Marc a réussi un prodige : photographier le soleil, mais le soleil comme absent, en retrait, regret ou promesse, et pourtant actif – ce soleil qui habitait si fortement les souvenirs d’une enfance au Sud de la Méditerranée, ce soleil qu’il aimait tant. Et qui n’est pas pour rien dans sa cruelle disparition.
Jean-Michel Frodon